Mila est la première née de la famille Yoon. Son enfance a été des plus joyeuses, dans le quartier de Brooklyn, à New York City. C’était une petite fille allumée, curieuse, qui apprenait rapidement. Ses parents n’ont pas été surpris quand elle fut admise en maternelle à l’âge de 4 ans. Elle voulait toujours parler aux enfants qu’elle rencontrait. Elle voulait des amis, elle voulait les connaître, elle voulait leur poser des questions sur leur vie. Sa phase du «Pourquoi?» dura bien plus longtemps que les autres enfants. Elle voulait toujours tout savoir sur tous les sujets. Ses parents répondaient à toutes ses questions avec amusement, sans jamais lui faire sentir que cela les dérangeait. Ils ne voulaient surtout pas brimer sa curiosité.
Puis en juillet 2002, alors que Mila avait 8 ans, vint la naissance sa petite soeur Lily. Mila était folle de joie à l’idée d’avoir une soeur. C’était long parfois être toute seule, devoir jouer toute seule et être obligée de se parler toute seule. Elle allait enfin avoir quelqu’un avec qui s’amuser!! Elle s’occupait extrêmement bien de sa soeur, imitant sa mère et prenant le plus grand soin du bébé. Cela lui donnait de nouvelles responsabilités et elle adorait ça.
À peine un an après la naissance de Lily, la mère de Mila tombe malade. Au départ, on croit à une vilaine grippe, puis son état se détériore et on soupçonne plutôt une pneumonie qui la conduit à l’hôpital. Son père étant souvent au chevet de sa femme, Mila passait beaucoup de temps chez ses grands-parents maternels. Elle tentait de rendre Lily heureuse et de faire en sorte qu’elle ne se rende pas compte de l’absence de leurs parents. Mila avait presque 10 ans après tout, elle prenait son rôle de grande soeur très au sérieux. Finalement, sa mère avait contracté le SRAS, dû à l’épidémie qui faisait rage. Elle ne se sortit pas indemne de la maladie. Elle n’était pas décédée, mais ses poumons furent durement touchés. Chaque petit virus la ramenait à l’hôpital où elle réussissait tant bien que mal à se remettre sur pieds. Chaque fois, elle se remettait de plus en plus lentement. Jusqu’à ce qu’elle ne s’en remette plus du tout et qu’elle ait besoin d’une greffe de poumons. C’est au printemps 2010 que la greffe eut lieu. Malheureusement, ce fut un échec puisque maman Yoon fit un rejet et décéda quelques jours après l’opération.
Les filles se serrèrent les coudes pour passer à travers cette dure épreuve. Évidemment, Mila était dévastée. Cependant, elle savait qu’elle devait maintenant être une adulte. Son père ne pouvait pas tout faire à la maison.
Lorsque son père prit la décision de déménager en Corée du Sud et de retourner plus près de sa famille à Mokpo, Mila ne rouspèta pas une seule seconde. Elle savait qu’elle serait loin de ses amis américains, mais elle avait terminé le lycée de toute façon et elle se préparait à entrer à l’université et elle allait déjà devoir se séparer de ses amis. Elle parlait très bien le coréen alors l’université dans un pays ou dans un autre, qu’est-ce que ça pouvait bien changer?
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On pense toujours que la violence conjugale n’arrive qu’aux autres. Mila était persuadée que cette situation ne la toucherait jamais. Elle était si brillante, si douée. Comment une personne aussi intelligente peut-elle se retrouver dans cette position?
Ça a commencé doucement. Cela commence toujours doucement.. Mila était une jeune femme talentueuse. Elle avait toujours été dans les meilleures de sa classe à l’école. Elle n’avait aucune difficulté, tout lui réussissait. Elle était ambitieuse et elle avait de grands projets. Un jour, elle allait être une des plus grandes journalistes de la Corée du Sud.
Tout cela aurait pu arriver si elle n’avait pas rencontré Jae Hyuk. C’était le plus beau gars de toute l’université et c’est par elle qu’il était attiré. Mila avait de la chance, selon ses amies. En plus d’être magnifique, il était riche et il lui promettait de lui offrir tout ce qu’elle désirait. Il l’ensevelissait sous les cadeaux, lui disait qu’elle était la plus belle et lui professait son amour en lui déclarant qu’il était le plus chanceux du monde de l’avoir à ses côtés. Il était un peu jaloux, mais il disait que c’était normal. Elle était la plus belle fille de l’université. Il avait peur qu’un autre garçon la remarque et veuille la lui voler. C’était parce qu’il l’aimait tellement. Il ne voulait pas la perdre.
Elle aurait dû se méfier.
En avril 2012, Jae Hyuk lui demanda de le suivre à Séoul. Son père y ouvrait une nouvelle division de son entreprise et voulait que Jae Hyuk en soit le dirigeant. De plus, le père de Jae connaissait les patrons de plusieurs médias à Séoul. Jae Hyuk promit à Mila qu’elle n’avait pas besoin de finir ses études en journalisme. Il avait des contacts, il connaissait des gens à Séoul, et elle n’aurait aucun mal à se trouver un emploi dans une station de télé si elle le suivait. Elle n’avait pas besoin d’études de toute façon, elle est tellement douée.
Quelques mois après leur déménagement, Mila n’avait toujours pas d’emploi. Jae Hyuk lui disait qu’il était tellement occupé avec la nouvelle entreprise qu’il n’avait pas le temps de contacter les gens qu’il connaissait. Quand il allait être bien installé, il s’occuperait d’elle. Pour le moment, elle ne manquait de rien. Elle n’avait pas besoin d’un emploi. Il lui payait tout ce qu’elle désirait.
Puis, peu de temps après, Jae Hyuk la demanda en mariage. Mila était aux anges. L’homme parfait voulait faire d’elle sa femme. Elle accepta. Il n’y eu pas de cérémonie. Les familles ne furent pas invitées. C’était beaucoup plus romantique ainsi, la convaincu Jae Hyuk. Mila buvait ses paroles. Il avait raison. Il avait aussi raison de vouloir qu’elle prenne un nom coréen. Nous étions en Corée après tout. Et la famille de Jae Hyuk était très conservatrice, ils n’accepteraient pas qu’il se marie avec une américaine. Elle prit donc le nom de Hyo Sun. Lim Hyo Sun, avec le nom de famille de son nouveau mari.
Quelques semaines plus tard, Mila se rendit compte qu’elle était enceinte. Elle trouvait qu’ils étaient jeunes pour avoir un bébé, mais Jae Hyuk semblait si heureux. Mila était déçue de devoir mettre sa carrière de côté. Son mari n’avait plus besoin de lui trouver des contacts dans des stations de télé maintenant. Ça ne servait à rien qu’elle se trouve un emploi, elle allait avoir un bébé!
Neuf mois plus tard, Mila tenait son enfant dans ses bras. Une magnifique petite fille qu’ils prénommèrent Jin Hee. Après la naissance du bébé, les choses s’envenimèrent rapidement entre Mila et son mari. Tout d’abord, il était hors de question qu’elle retourne travailler. Même lorsque leur fille eut un an, Jae Hyuk refusait qu’on la confie à une garderie ou à une nounou. Il n’y avait personne de mieux placé pour élever l’enfant que sa propre mère. Et puis les crises de jalousie triplèrent d’intensité.
Pourquoi tu vas faire les courses sans moi?! Pourquoi est-ce que tu veux tant retourner travailler?! Tu veux rencontrer d’autres hommes, c’est ça?! Je ne te suffis plus!? Franchement, maintenant que tu as un eu bébé, tu ne vas jamais trouver quelqu’un d’autre que moi. Personne ne veut d’une mère monoparentale divorcée. Jamais tu ne vas pouvoir te remarier. L’étau se resserrait autour de Mila. S’il découvrait qu’elle avait appelé son père ou sa soeur durant la journée, c’était la crise.
Qu’est-ce que tu leur as dit?! T’as intérêt à avoir dit seulement des bonnes choses à mon sujet parce que la vérité c’est que tu as de la chance de m’avoir. Je te fais vivre. Je fais tout pour toi! Tu veux voir ta famille!? Pourquoi? C’est moi ta famille maintenant.C’était de plus en plus intense et de plus en plus violent, mais Mila ne pensait jamais qu’il allait en venir au coup. Jusqu’à ce qu’il l’a frappe dans le ventre et qu’il l’a plaque dans un mur un soir où il rentra du travail et qu’elle s’était maquillée.
Sale pute! Qui est-ce qu’elle voulait séduire avec tout cette merde dans le visage?! À toutes les fois, il s’excusait. Il la couvrait de cadeaux, de vêtements, de bijoux et de petites attentions.
Ça n’arrivera plus jamais, je te le jure. J’ai dépassé les bornes. Je suis désolé ma chérie, je t’aime tellement, c’est pour ça que je réagis comme ça. C’est normal, c’est parce que je t’aime trop.En novembre 2018, la solitude lui pesait. Elle était à Séoul avec son mari depuis sept ans! Elle n’avait pas de travail, pas d’amis, pas de cercle social et elle était loin de sa famille. Elle adorait Jin Hee, qui grandissait à vue d’oeil, mais elle s’ennuyait de tout le reste. Elle fit part de ses inquiétudes à son mari. Il avait été si doux avec elle dans les dernières semaines qu’elle pensait qu’il lui accorderait peut-être le droit d’aller passer quelques semaines à Mokpo. Sa réaction fut plus violente que jamais.
Tu veux me quitter?! Mila se retrouva à l’hôpital avec une commotion cérébrale et une côte cassée.
Elle a fait une mauvaise chute dans l’escalier, elle est tellement maladroite. C’est ce que son mari dira aux infirmières.
Le 1er février 2019 en soirée, Mila était épuisée. Jin Hee était malade et elle avait dû s’en occuper toute la nuit, elle avait à peine fermé l’oeil. Évidemment, pour être une bonne épouse, elle avait tout de même fait le ménage toute la journée, puis préparé le souper car son mari détestait revenir de travailler et trouver la maison en désordre.
Comment peux-tu oser te plaindre?! Tu ne travailles même pas. Imagine si tu n’avais pas un mari comme moi qui se démène au boulot pour te faire vivre, espèce de grosse paresseuse. T’as même pas idée de tous les sacrifices que je fais pour toi. Sale ingrate! Vas-y trouve toi un boulot, t’as même pas de diplôme, tu vas faire comment pour nourrir la p’tite sans moi?!C’est avec un oeil au beurre noir, une lèvre fendue et sa fille dans les bras que Mila s’est présentée au poste de police cette nuit-là. Elle était partie une fois son mari endormi. Elle n’avait rien pris avec elle hormis des pièces d’identité. Elle ne possédait plus rien. Son père fit la route Mokpo-Séoul pour venir la chercher au poste et la ramener à la maison. Il lui fallait un nouveau départ. Une nouvelle vie qui allait lui faire le plus grand bien.
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On dit qu’un malheur ne vient jamais seul. Comme si Mila avait besoin d’un autre bouleversement dans sa vie, elle découvrit qu’elle avait un don. Et pas de la meilleure manière.
Un soir, alors qu’elle endormait sa fille, elle déposa le livre qu’elle venait de lui lire et s’apprêtait à se pencher pour lui déposer un doux baiser sur le front. En posant sa main sur le bras de Jin Hee, Mila eut comme un choc. Elle revit, comme une vision, son ex-mari la frapper, le soir où elle était partie avec Jin Hee. Elle voyait la scène à travers les yeux de sa fille, comme un flashback. Prise de court et, surtout, de panique, Mila eut le souffle coupé. Elle se mit à trembler comme une feuille. « Maman ? » La voix de sa fille la ramena à la réalité. « Maman va bien, ma puce. Tout va bien. » Elle embrassa Jin Hee, la serra dans ses bras et sortir rapidement de la pièce. Mila se recroquevilla dans le divan du salon et éclata en sanglot. Elle ne comprenait pas ce qui venait de se passer. Persuadée d’être atteinte d’un trouble de stress post-traumatique, elle prit rendez-vous le avec un psychothérapeute.
En chemin vers son premier rendez-vous, Mila monta dans un autobus et prit place à côté d’une mère et de son enfant. Le petit devait avoir l’âge de sa fille et Mila ne put s’empêcher de lui sourire. Durant le trajet, il échappa son jouet et Mila se pencha pour le rattraper. Lorsqu’elle le lui remit, sa main effleura la sienne et Mila vécut à nouveau la même sensation de vision qu’elle avait vécu avec sa fille, quelque jours auparavant. Cette fois par contre, c’était doux. Elle vit l’enfant ouvrir un cadeau et manger du gâteau. Ce devait être son anniversaire. De nombreuses personnes étaient présentes autour de lui. Tout le monde était heureux. Lorsque ses doigts quitta la peau douce de l’enfant, Mila fut remplie d’allégresse Elle se sentait apaisée, joyeuse même. Elle ne comprenait toujours pas ce qui lui arrivait. Était-elle en train de devenir folle? La jeune femme se confia sur ces deux événements à son psychothérapeute. Loin de penser qu’elle était en train de sombrer dans la folie, il lui mentionna plutôt la possibilité qu’elle ait un don. Mila avait déjà vaguement entendu parler de ces individus qui portent un don, ces chamans, sans jamais vraiment y porter attention. Était-il possible qu’elle en ait un? Son psychothérapeute émit la théorie qu’il ait été déclenché par le traumatise. Il lui recommanda évidemment de revenir le voir pour traiter les symptômes reliés à tout ce qu’elle avait vécu avec son ex-mari, mais il lui conseilla aussi d’apprendre à contrôler son don.
Mila quitta son psy avec un bout de papier sur lequel étaient notées les informations de la Sogsag. Entre son rôle de mère, son travail et ses études, elle n’a pas encore eut le temps de s’y présenter, mais elle est forcée d’admettre qu'elle en aurait besoin. À chaque fois qu’elle doit toucher sa fille, elle se surprend à hésiter, de peur de revoir des moments qu’elle n’a pas envie de revivre.